jeu 28 mars 2024 - 13:03

De la grève

J’étais en Loge hier soir, et ce malgré les grèves diverses. Bon, j’ai la chance d’habiter et d’être employé pas trop loin de ma Loge, et j’ai pu prendre mes dispositions (même si la marche sous la pluie battante ne me fait pas particulièrement rêver). Je vais être considéré comme un social-traître, mais je ne fais pas la grève. Pour deux raisons. L’une très prosaïque : je ne peux pas me permettre de perdre une journée de salaire (d’où le fait qu’un arrêt-maladie me rende encore plus malade…) et l’autre plus liée à mon éthique. Déjà, mon emploi est un travail de fond, à la limite du Bullshit Job tel que défini par David Graeberi, donc une éventuelle absence de ma part ne changera rien, à moins que je ne disparaisse au moins un mois. Il y a donc une certaine inutilité, à mon sens. Ensuite, les mots d’ordre sont assez disparates : il y a autant de sujets que de sujets de mécontentement. Je n’ai pas forcément envie d’être associé à tel ou tel corps de métier, en dépit du mépris que j’éprouve pour nos dirigeants. Par ailleurs, je considère que bloquer des services et mettre des usagers qui n’ont rien demandé en difficulté n’est pas une méthode valide à long terme. Qui plus est, ce procédé me donne l’impression que seuls les plus menaçants ou les plus violents seraient entendus, un peu comme on accorderait de l’importance à des petites frappes au détriment des autres en milieu scolaire. D’ailleurs, je serais bien curieux de savoir ce qui se serait passé si les cheminots ou les conducteurs de transport avaient été traités avec la même sévérité que les urgentistes en grèveii. A ce stade, je crois utile de rappeler que Les Cauchemars d’Iznogoud sont une satire et non un manuel politique… Qui plus est, je crains qu’à moyen et long terme, ces actions ne soient néfastes au service public. Imaginons que le conflit se prolonge. Que feront les usagers ? Ils feront sans, et les décisionnaires, voyant ça, continueront d’entretenir le ressentiment pour mieux nous faire accepter la disparition dudit service, voire sa privatisation. La fameuse stratégie Starve the Beast mêlée à la fabrique de consentement, conçue par Edward Bernaysiii et dénoncée par Noam Chomsky. C’est pour ça que défendre le service public en en privant les usagers n’est pas une bonne idée à long terme. Pire, les grèves peuvent mettre en difficulté grave des personnes qui n’y sont pour rien. Ainsi, avec la facilitation des licenciements qu’implique la loi El Khomri, combien de personnes ont pu perdre leur emploi à cause des retards ou absences ? Qui sera solidaire des victimes indirectes de ces conflits ? Je n’ai pas souvenir d’avoir beaucoup entendu les responsables de mouvements syndicaux à ce sujet, par exemple en 2018.

En fait, l’histoire récente a montré que les grandes grèves, au contraire de grèves locales, ne donnaient pas de résultats (à l’exception de 1995) : les grèves de 2003 (retraites des enseignants), grèves de 2010 (retraites), grèves de 2016 (lutte contre la loi El Khomri) et grèves de 2018 (les cheminots) se sont soldées par des échecs.

Dans le fond, ces questions de retraites, même si le résultat en est très pénalisant, ne sont que des problèmes de gestion. Éventuellement d’escroquerie. Je vous invite à lire ou écouter Thomas Piketty, Christian Chavagneux ou Thomas Porcher qui en parleront bien mieux que moi.
Ces questions montrent aussi les méfaits de faire travailler des gens à un âge trop avancé, fussent-ils hauts fonctionnaires… Il se murmure que passé un certain âge, on a tendance à omettre beaucoup de choses, comme des déclarations de revenus complémentaires ou d’activités diversesiv.

Mais au-delà de ces questions de gestion, il y a un combat beaucoup plus profond et plus dur à mener : celui contre la violence qui s’est installée depuis des années dans le monde du travail. Violence par la dégradation des conditions de travail, violence par le harcèlement institutionnalisé, violence par l’abandon des valeurs, violence par l’imposition d’un paradigme de profit, et comme toujours, violences envers les femmes et les plus vulnérables. Je pense que les syndicats, en contribuant au maintien du statu quo, ont raté le coche du combat contre cette violence, soit par ignorance, soit, et c’est pire, par complicitév.

J’ai atteint un certain degré au Rite Ecossais Ancien et Accepté, qui m’invite à me défier des passions, à chercher l’esprit derrière la lettre et donc à garder une certaine prudence vis-à-vis des mouvements collectifs. Hurler avec les loups, ce n’est plus pour moi. Par contre, lutter contre les violences perpétrées au travail, violences dont découlent la gestion catastrophiques des droits des personnes, me paraît être un combat plus important. Peut-être celui de cette partie du XXIe siècle. Et ce n’est pas par une grève ou une manifestation qu’on le règlera. Il existe d’autres manières de lutter, moins spectaculaires mais plus efficaces. Herman Melville nous en donne un exemple avec Bartleby et son « I would prefer not to », Byun Chul-Han nous donne une méthode en nous proposant de jouer les idiotsvi et Johnathan Crary nous offre la plus douce et la plus puissante des méthodes : dormirvii pour échapper aux flux et aux sollicitations qui rapportent aux émetteurs et transmetteurs. Hum, en fait, Gaston Lagaffe était un grand révolutionnaire !

Parfois, un simple « non » peut être bien plus puissant qu’un lancer de pavé.

J’ai dit.

i Définition d’un bullshit job : emploi dont l’absence ne change rien au cours des choses.

ii Pour mémoire, les urgentistes en grève, au début du mouvement, ont été réquisitionnés par leur direction, au point que la gendarmerie est allée les quérir de force, chez eux…

iii Neveu de Sigmund Freud, inventeur d’une technique utilisant les découvertes de son oncle dans le but de contrôler les masses.

iv Et oui, des hauts fonctionnaires doivent continuer de travailler à plus de 65 ans, parce que les retraites sont visiblement insuffisantes pour vivre décemment…

v Si j’étais mauvaise langue, je dirais que les syndicats ne vont pas lutter contre certains de leurs propres adhérents…

vi Cf. Psychopolitique, éditions Circé, 2018

vii Cf. 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil de Johnathan Crary.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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