sam 20 avril 2024 - 09:04

Gloire au Travail ? Mon œil ! Travailler plus pour travailler jusqu’à la mort.

J’étais en Loge hier soir, et j’ai pensé, en voyant mes Frères sur les colonnes à cette sombre réalité qu’est la vieillesse. Entre un Frère Surveillant en train de devenir sourd, un autre qui a des problèmes pour se déplacer, des Frères absents pour raisons de santé (généralement des maladies liées à l’âge), des Frères que je vois lentement et inexorablement décliner, je me rends compte à quel point vieillir rend vulnérable. C’est pour cette raison que nous avons inventé les caisses de retraites : financer un salaire différé pour pouvoir vivre dignement après s’être bien usé à travailler, ou plus précisément à créer une richesse accaparée par les possédants et tenants du grand capitali . Le principe de ces caisses a été conçu et développé dans l’Entre-deux-guerres, puis formalisé sous le Front Populaire. Les travailleurs paient une cotisation à une caisse de retraite ou une assurance sociale afin de disposer d’un revenu minimum lorsqu’ils ne peuvent plus être employés, usés par l’âge ou le labeur. La sécurité sociale ne fonctionne pas autrement : chacun cotise à hauteur de ses moyens et en cas de coup dur, reçoit une indemnité lui permettant de garantir son niveau de vie. Le système fonctionne sous réserve que la réserve de travailleurs cotisants et que le nombre de bénéficiaires soit équilibré. Et que les comptes soient bien gérés, mais ça, c’est une autre histoire. Il s’agit ici de l’application de deux valeurs maçonniques fondamentales : le solidarisme et le mutualisme. Chacun cotise un peu pour que tous soient protégés des coups du sort : accident, maladie, vieillesse etc.

Ce système (complexe, il est vrai) fonctionne à la condition qu’il y ait suffisamment de travailleurs pour le financer par les cotisations. Le problème, depuis les années 80 et la désindustrialisation, c’est qu’il n’y a plus assez d’emploi en France pour tout le monde. Et le plus moche, c’est que nos personnes politiques en sont partiellement responsables, complices qu’ils sont de la quête de profits des grands possédants d’entreprises dont l’objectif inavoué est le rétablissement d’une forme de féodalité ou de servage… L’étape essentielle de la quête du profit est, en toute simplicité, la réduction du coût du travail, avec les conséquences que cela peut avoirii, et que l’ensemble de la société paiera, plutôt que l’entreprise…

Nous sommes à présent confrontés à un ensemble d’injonctions paradoxales : il est demandé à chacun de travailler plus, plus longtemps, alors que le nombre d’emplois est limité et que la jeune population souhaite trouver une situation stable, quand la population la plus ancienne s’accroche jalousement à son emploi.

Par ailleurs, des éditorialistes plus en quête de notoriété que de vérité rivalisent d’imagination pour montrer que telle classe de travailleurs est plus privilégiée qu’une autre, créant de facto un ressentiment de tous contre tous : ouvriers contre cadres, salariés du privé contre fonctionnaires etc. Chacun s’estimant désavantagé par rapport aux autres sera prêt à accepter une dégradation des conditions du contrat social. Dans ces conditions, qui sont une conséquence de l’individualisme forcené lui-même né du néolibéralisme, comment protéger nos valeurs de solidarisme ?

Outre les problèmes de conservatisme syndical qui se posent, je suis très inquiet du fait qu’aucune réelle consultation de pénibilité des métiers n’ait encore été engagée. Les métiers ont évolué : les difficultés ne sont plus les mêmes. Des métiers d’abord considérés comme faciles sont devenus très difficiles (métiers du soin, métiers de l’éducation), et inversement, des métiers difficiles et dangereux sont devenus moins pénibles (conducteur de trains). Les métiers ouvriers restent pénibles et dangereux (ouvriers du bâtiment, égoutiers, éboueurs etc.).

Evidemment, la réponse du patronat a toujours été de ne jamais vouloir prendre en compte la pénibilité engendrée par les conditions de travail dégradées, conditions issues de la recherche du profit des patrons.

A ce propos, lors de son allocution du 4/10, le Président de la République déclaré ne pas aimer le mot « pénibilité », qui sous-entendrait que « le travail serait pénible ». Euh, demandons aux ouvriers du bâtiment, aux professions du soin (aidants, aide-soignants, infirmiers, assistants maternels etc.) ou à certains corps de fonctionnaires (policiers, professeurs, éboueurs, égoutiers, militaires, pompiers etc.) ou aux multiples tâcherons engendrés par l’uberisation de la société ce qu’ils en pensent, eux qui sont exposés régulièrement aux risques professionnelsiii, à la violence et au mépris de classe de nos dirigeants, peut-être la forme de violence la plus sourde, eux que le travail brise quand il ne les tue pas.
On constatera une fois encore que nos dirigeants eux-même semblent intoxiqués de valeurs protestantes dévoyées mais éloignés de la réalitéiv, puisque pour eux, le travail ne doit pas être pénible…

Les actuelles propositions de réforme des retraites sont inquiétantes en raison de leur rédacteur, lui-même ancien haut fonctionnaire et septuagénaire… C’est bien de montrer l’exemple, mais est-il bien raisonnable de laisser travailler un homme qui a dépassé la limite d’âge ?

Plus sérieusement, la réforme en cours risque d’appauvrir une forte partie de la population et ne sera avantageuse pour personne. En fait, outre la spoliation des bénéfices d’une assurance à laquelle nous cotisons tous, j’ai l’impression que nous allons vers une société qui punit ceux qui ne sont pas ou plus productifs : les jeunes, les vieux, les handicapés, les femmes…
La sanction sociale se traduit par plus de précarité. Et pour ceux qui auraient la chance d’avoir un emploi stable, les fameux parasites tels que décrits par les économistes Lindbeck et Snower, c’est travailler toujours plus, toujours plus longtemps pour ne pas vivre, et parfois travailler jusqu’à la mort.

Je suis aussi inquiet que personne ne se soit réellement interrogé sur les gains de productivité induits par le progrès technique, ni sur l’impact de ce gain sur notre législation : nous sommes plus productifs, donc le nombre d’emploi baisse, rendant certains emplois inutiles. Merveilleux, mais que faire (à part s’intéresser aux travaux de la sociologue et philosophe du travail Dominique Méda et repenser vraiment la législation du temps de travail pour mieux partager la ressource en emploi) ?

En tant que Franc-maçon, je ne peux pas accepter cette société là, qui nous force à nous battre pour une ressource rendue rare par l’incurie des uns et l’inconséquence des autres, la ressource en emploi. Je ne peux pas accepter qu’on impose de travailler toujours plus à des salariés toujours plus essorés par le durcissement du monde du travail pour les laisser crever après. Je ne peux pas accepter qu’on laisse les jeunes au bord du chemin ni qu’on jette les aînés comme des déchets. Nous, Francs-maçons, nous gargarisons de nos valeurs de fraternité, de concorde et d’amour entre les générations. Pour ceux qui le peuvent, il est peut-être temps de se rappeler de nos belles valeurs dans le monde profane. Se gargariser de Fraternité en Loge, c’est facile. Appliquer nos idéaux hors du Temple, c’est une autre histoire… Qui, parmi les chefs d’entreprise qui viennent en Loge, se sent prêt à mettre en application nos fameuses valeurs de mutualisme, de solidarisme et de fraternité ?

Dans le fond, c’est bien Bernie Bonvoisin qui avait le mot juste : «  tu bosses toute ta vie pour payer ta pierre tombale ». J’en viens à penser que notre société devient de plus en plus… Antisociale.

J’ai dit.

iCette saillie marxiste, c’est cadeau

iiLes risques psychosociaux, la violence au travail, les politiques RH qui mènent au suicide…

iiiIl existe une page Tweeter indépendante qui tente de recenser les morts par accident du travail : https://twitter.com/DuAccident

ivJe ne le dirai jamais assez : Christopher Lasch, la Révolte des Elites

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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