ven 29 mars 2024 - 00:03

La question du mal

J’étais en Loge hier soir, et comme souvent, j’ai réfléchi et travaillé à ma quête personnelle, la question du mal. En fait, je cherche la part du libre-arbitre dans le choix du mal, délibéré ou non et ce qui se passe dans la tête de gens qui font littéralement du mal. Ainsi, je me demande ce qu’avait dans la tête le fonctionnaire qui a rédigé le plan de sauvegarde de la Grèce (processus orwellien, le plan de sauvetage était le plan d’application d’une politique d’austérité impitoyable qui a mis sur la paille des milliers de personnes et tout le pays à genoux). Question d’autant plus importante que dans ce processus impersonnel, personne n’était responsable des conséquencesi. De la même manière, je me demande ce que les chargés d’urbanisme ont dans la tête quand je vois les catastrophes sur les voies publiques : travaux à répétition, construction inepte d’ouvrages, aménagement de lotissements en zone inondables. Toujours dans cette même optique, j’essaie de comprendre les motivations des chefaillons ou des PDG qui érigent le harcèlement en mode de management, harcèlement qui peut mener le travailleur à la mort. D’ailleurs, je suis avec beaucoup d’intérêt le procès de France Télécom que je considère être le procès du mal moderne : la domination et la quête du profit au détriment de l’humain.

Dans un ordre d’idée tout à fait différent, j’ai appris l’existence de chaines YouTube où des parents torturent littéralement leurs enfants sous couvert de farces ou de canulars, qu’on appelle des pranks (non, je ne donnerai pas les références de ces chaines, je me sens déjà assez sale comme ça !). Ainsi, on voit les parents dévaster une pièce et accuser et punir leurs enfants des dégâts occasionnés. Ou encore les parents s’adonner dans la bonne humeur à la torture mentale et physique de leurs enfants, en les faisant se battre ou en les secouant la tête en bas. Il paraît que c’est à la mode… Comme ces chaînes respectent les standards américains, elles permettent auxdits parents d’engranger des bénéfices dus au visionnage de leurs œuvres. Et comme elles sont très suivies, je vous laisse analyser l’équation : des parents se font de l’argent en s’exhibant en train de torturer leurs enfants, avec la bénédiction de Youtubeii et des lois américaines. Mais que peut-on avoir dans la tête pour faire ça ? La réponse est chez Hannah Arendt : rien.

Hannah Arendt, suite au procès d’Adolf Eichmanniii, avait introduit le concept de « banalité du mal », qu’elle associait à une incapacité crasse à penser. Eichmann avait utilisé l’argument de l’obéissance pour sa défense : il s’était contenté d’obéir aux ordres et de concevoir son système de planification de trains, système étrangement très performant, prétendant ne pas savoir ce qu’il y avait dans les trains. Hannah Arendt avait donc formulé son concept de banalité du mal en arguant du fait qu’Eichmann était doté d’une incapacité à penser et d’une extraordinaire superficialité. La réalité a montré ultérieurement qu’Eichmann était un nazi convaincu et savait pertinemment ce qu’il faisait, et pour quoi il le faisait. Mais le concept est resté : au sens d’Hannah Arendt, le mal naît de l’incapacité à penser et à se projeter.

Pour ma part, je ne suis pas aussi optimiste : je pense que nous avons une propension innée à faire souffrir autrui ou détruire ce qui nous entoure et en tirer une certaine jouissance, un bénéfice immédiat ou un intérêt quelconque. Ce sont les manifestations des pulsions sadiques et de destruction mises en valeur par Freud, et dont l’étude sera approfondie par ses disciples. Concernant la banalité du mal et la superficialité, le psychanalyste Erich Fromm a approfondi le concept en posant l’hypothèse que destructivité et spiritualité étaient inversement proportionnelles dans son ouvrage phare La peur de la liberté. Toujours selon Fromm, l’être humain peut choisir une voie du mal en soutenant le despotisme, la dictature ou le totalitarisme pour lutter contre sa propre peur ou sa propre angoisse, ou encore par identification à l’image de l’autorité du père. On comprend mieux à la lecture de Fromm le soutien ou la collaboration de la population avec des régimes dictatoriaux ou totalitaires…

Remontons plus loin encore. Le philosophe latin Epictète voyait comme réponse à la question du mal un argument très important : la peur de la mort. Cette peur nous pousse à commettre le mal lorsque nous lui cédons. Freud reformule le même argument avec l’ambivalence et l’angoisse de la mort, ou encore le principe de plaisir et le principe de réalité. Ainsi, la peur de la mort et des maux associés ou liés tels que la peur de la pauvreté qui engendre le goût du pouvoir, la peur du manque qui engendre le goût du luxe ou l’appât du gain, la peur de vieillir qui engendre la haine que nous ressentons à l’égard des plus jeunes nous pousseraient à choisir la voie du mal ou commettre le mal. La théorie freudienne rajoute à l’argument d’Epictète les pulsions et jouissances sadiques et sexuelles.

Quid du mal en franc-maçonnerie, me direz-vous ? Hé bien, le mal est présent chez nous. Plus précisément, nous savons que le mal est en nous. Il existe en effet dans notre mythe fondateur les Mauvais Compagnons, que nous sommes tous susceptibles de devenir un jour. Néanmoins, la Franc-maçonnerie étant une démarche très raisonnée, nous sommes en mesure de faire avec ce mal intrinsèque. Ainsi, nous pouvons nous accommoder de la peur de la mort avec l’Initiation, qui à l’instar de la philosophie, nous apprend à mouririv. Notre système nous apprend à occuper à tour de rôle toutes les fonctions, des plus illustres aux plus humbles, afin de nous faire réaliser l’importance de chaque moment. Nous adoptons un idéal de fraternité et devons considérer notre prochain comme un Frère, avec l’ambivalence que cela suppose : « le Frère est celui qu’on connaît mais qu’on aime quand même ». Bref, le Rite et le rituel doivent empêcher notre mal inhérent de s’exprimer ou comme dans les arts martiaux, le laisser s’exprimer là où il ne fera pas de dégâts. La pratique du Rite, qu’on peut interpréter comme une démarche spirituelle nous permet au sens de Fromm de limiter l’expression de notre destructivité. Nous savons aussi que chacune de nos actions a une conséquence et travaillons normalement à ce que les conséquences de notre action ne soient pas néfastes mais bénéfiques, ou à défaut, neutres. En un sens, nous pratiquons une forme d’éthique conséquentialiste : les conséquences de l’action comptent plus que l’action elle-même.

Si j’en reviens aux parents irresponsables qui mettent en ligne leurs exactions sur leurs enfants, je dirai qu’ils agissent dans un principe de plaisir immédiat : se faire remarquer, « liker », gagner de l’argent facilement et qu’ils ne font preuve d’aucune éthique ni de réflexion sur les conséquences de leurs actes. Seuls comptent la jouissance et le profit immédiats, et tant pis pour les conséquences. Encore qu’à ce niveau, je ne suis pas sûr que ces individus n’aient une idée des conséquences de leurs actes.

De manière similaire, un dirigeant de grande entreprise qui va chercher à réaliser davantage de bénéfices pour plus de gains sans redistribution et au détriment de ses employés ne fait montre d’aucune éthique lui non plus. En tout cas, d’aucune éthique conséquentialiste. La jouissance du profit, les gains, les « économies » ? Oui. La vie des salariés qui justement créent la valeur? Non. Et tant pis pour les conséquences que la rapacité des dirigeants engendre pour le salarié : mal-être au travail, harcèlement, injonctions paradoxales, dépressions, suicides… Peut-être écrirai-je un jour un billet sur le mal et le management. Il y a de quoi dire.
Quoi qu’il en soit, dans les deux cas (parents et chefs d’entreprise), penser aux conséquences nécessite comme condition première de penser… Et penser, c’est se questionner, faire preuve d’esprit critique.

On en revient à Hannah Arendt : le mal est banal. Dans son optique, le mal consiste en une absence, en une chose qui n’est pas. Le paradigme platonicien est que personne ne peut faire le mal volontairement, dont en découle la proposition d’universalité du bien. Il est fondamental de noter que le mal est souvent commis par des personnes n’ayant jamais pris la décision d’être bons ou mauvais (à l’exception des sociopathes, psychopathes et autres pervers). D’où l’effarement dans mes exemples de parents et de chefs d’entreprises face aux conséquences de leurs actes. Ils n’avaient tout bêtement pas pensé.

Dans le fond, je crains que la réponse à la question du mal ne soit dans cette réplique de la série Hokuto no Kenv : « les temps comme les œufs sont durs et la bêtise humaine n’a pas de limite ».

J’ai dit.

Pour aller plus loin : Hannah Arendt, Considérations morales, Payot et Rivage, qui synthétise son travail sur la banalité du mal.

i On pourra lire pour aller plus loin l’excellent ouvrage de Marcel Gauchet : Comprendre le malheur français

ii Il semblerait que les choses aient un peu changé et que certaines vidéos aient été démonétisées…

iiiAdolf Eichmann, nazi, est l’ingénieur planificateur des trains de la mort ayant amené les déportés dans les camps.

iv Montaigne : « Philosopher, c’est apprendre à mourir ».

v Célèbre série animée japonaise futuriste post-apocalyptique, très inspirée de l’univers de Mad Max et destinée à un public de jeunes adultes, cette série a été diffusée dans une émission pour enfants. La violence des histoires et des images a incité les doubleurs à faire des dialogues humoristiques, adaptés à un jeune public. La version française est devenue ainsi culte. Je recommande la lecture du manga, certes très incohérent et démodé, mais très intéressant dans la quête du bien et de l’ordre juste dans un monde dévasté et revenu au chaos.

2 Commentaires

  1. La problématique de la “pratique du Mal” est intéressante car elle nous renvoie à la question de la condition de l’initiation : celle-ci suppose-te-elle l’intégrité comportementale et psychologique du candidat ? si on répond OUI, surgit le problème de la fiabilité de la sélection ? si on répond NON , s’ouvre la capacité de l’initiation “d’illuminer” le ou la profane !
    En ce qui concerne “la pratique du mal” , il me semble qu’on ne peut pas faire l’économie de la psychologie du pervers et du sadique !

  2. Mon TCF:. . Je pense qu’il existe plusieurs manifestations de ce que nous qualifions de mal (le mal étant relatif, puisque le bien est pour Nietzsche l’ensemble des valeurs qui contribuent à la puissance de la classe dominante). Il y a ceux qui font le mal par bêtise, ignorance, fanatisme ou ambition et effectivement les divers pervers. D’expérience, les pervers finissent par s’éloigner eux-mêmes de nos colonnes, le perfectionnement étant trop difficile pour eux, sûrement.
    Pour en revenir à celui qui fait le mal par bêtise (le mal banal), si on est optimiste, l’Initiation devrait lui permettre d’apprendre à penser et donc d’agir un peu mieux. C’est, je pense, le pari du Rite Ecossais Ancien et Accepté: on vient comme on est, et on parie que le travail maçonnique aidera l’Initié à être un homme un peu meilleur. C’est un pari, donc un risque. Je préfère toutefois un maladroit à un pervers sur les Colonnes, mais ce n’est qu’un avis personnel.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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